Introduction

Pour mieux comprendre les partis pris liés à cette nouvelle présentation des œuvres, nous sommes en compagnie de la présidente du Musée national Picasso-Paris, Cécile Debray.

« La nouvelle présentation des collections au sein du musée Picasso nous permet d’accomplir notre mission première, qui est celle de présenter Picasso au public, et à tous les publics, de façon pédagogique et de façon complète ; et je crois que c’est la caractéristique ou les qualités de notre collection […] qui nous permettent de montrer Picasso depuis les débuts jusqu’à la fin, et à travers toutes les facettes de sa création, c’est-à-dire toutes les techniques, que ce soit la sculpture, le dessin, la peinture, la gravure, la céramique… Et également, d’un point de vue plus intime, puisque la collection est issue des ateliers de Picasso, et nous avons un très important fonds graphique, avec beaucoup de carnets d’esquisses, de dessins, d’études préparatoires, qui nous permettent d’entrer dans l’univers créatif, et presque le laboratoire mental, de l’artiste Picasso. »

Est-ce que ce nouvel accrochage possède un fil rouge, une dimension qui vous est chère ?

« Nous avons accordé une attention toute particulière à la manière dont nous allions montrer à nouveau ces œuvres, selon des perspectives peut-être plus culturelles, plus en accord avec les interrogations actuelles autour de la figure de Picasso, et donc […] une approche culturelle, ça veut dire une approche qui permet de voir l’œuvre de Picasso dans un contexte historique […], c’est-à-dire la littérature, le cinéma, la photographie, mais aussi historique parce que la question de la guerre d’Espagne, la question de la Première Guerre mondiale, toute cette Histoire, qui finalement, trouve des échos dans l’œuvre de Picasso, et qui permet je crois, au public, de traverser une œuvre, mais de traverser aussi le 20e siècle, parce que Picasso, c’est le 20e siècle. »

« Donc cet accrochage, se voulant plus ouvert, pour montrer Picasso dans son temps, va ménager quelques ouvertures vers des personnalités qui ont pu l’entourer, ou des focus sur un moment, une exposition, ou un point précis de l’histoire de Picasso. Cela nous permet de montrer un univers beaucoup plus englobant, peut-être plus inclusif aussi, parce qu’il y a beaucoup de femmes, de grandes personnalités, qui ont partagé sa vie -Gertrude Stein, Dora Maar, Françoise Gilot, pour n’en nommer que trois-, et qui chacune mériterait des éclairages un peu plus précis. » 

L'artiste devant sa toile et Le peintre au chevalet

Le thème de l’autoportrait est une constante dans l’Histoire de l’art occidental ; souvent, lorsqu’il se représente, l’artiste décide de se montrer au travail. Le peintre est ainsi face à son chevalet, muni de sa palette, un pinceau à la main, comme saisi dans son mouvement de création.
Vous pouvez justement voir dans cette salle deux autoportraits de Picasso qui le montrent en train de peindre. Les deux toiles ont dix ans d’écart ; la première, intitulée Peintre à la palette et au chevalet, a été exécutée en 1928, tandis que la seconde, L'Artiste devant sa toile, date de 1938.
L’une et l’autre présentent une composition et un cadrage similaires ; l’artiste se dévoile à mi-corps -soit assis, soit débout. Il se tient devant son chevalet dans une forme de trois-quarts ou de profil, et surtout, il a en mains ses précieux pinceaux. Sur le plan stylistique, en revanche, un fossé sépare les deux œuvres. La première repose sur le principe de planéité. Picasso évacue toute forme de volume ou de perspective, traitant sa toile en aplats de couleurs simples ; du gris, du beige et du blanc. Quelques droites viennent structurer ces plans colorés en dessinant des formes géométriques. Ainsi, un triangle résume le corps du peintre, tandis qu’une forme vaguement circulaire tente de circonscrire son visage au regard contrarié. Sur la droite de la composition, une volute désigne le fauteuil sur lequel Picasso est assis.
Dans la seconde composition, exit les couleurs. Picasso revient à la primauté du dessin. Le volume est également présent, et témoigne d’une forme de retour à une figuration plus « classique ». Picasso dessine toujours en déformant les points de vue, mais les motifs obéissent plus au principe d’imitation.
Que ce soit dans un style ou dans l’autre, ces autoportraits montrent la capacité du peintre à représenter son travail d’artiste.

La mort de Casagemas

C’est en 1900 que Picasso décide de faire son premier séjour à Paris. Le jeune peintre, qui n’est pas encore âgé de 19 ans, fait le voyage en compagnie d’un ami qu’il a rencontré quelques mois plus tôt. Il s’agit d’un certain Carles Casagemas. Ce dernier, issu d’une famille aisée, est également peintre. Il aide financièrement Picasso lors de son arrivée dans la capitale des arts, notamment en assumant seul la charge du loyer de l’atelier dont ils disposent à Montmartre. Cette nouvelle vie est faite d’émulation artistique et d’exaltantes soirées de bohème. Malgré les difficultés financières -aux premiers temps de son installation, Picasso ne peut payer son loyer lui-même-, ce quotidien plaît à l’artiste. Il vend ses premières toiles la même année, fréquente les bars et cafés du boulevard de Clichy, visite l’Exposition universelle et découvre les musées et les galeries de Paris. Mais du côté de Casagemas, l’engouement des premiers jours laisse place à une fin tragique, qui culmine le 17 février, lorsqu’il tente d’assassiner la femme qu’il aime, la modèle Germaine Gargallo, avant de retourner son revolver contre lui-même. Ce jour-là, Picasso n’est pas à Paris, mais à Madrid. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il est dévasté. Ce suicide le marque profondément. Il commence à peindre, quelques semaines plus tard, plusieurs toiles en lien direct avec cet événement tragique. Celle qui vous est présentée ici montre Casagemas, dans un cadrage très resserré, sur son lit de mort. La blessure par balle est bien visible sur sa tempe, et seul son visage blême dépasse du linceul. A l’arrière-plan, la bougie qui éclaire la veillée funèbre émet une lumière vibrante et bigarrée, couchée par de larges coups de pinceaux, à la manière de Van Gogh. Saturée de teintes chaudes, la toile ménage pourtant un effet d’obscurité sur le profil blessé de Casagemas, qui ternit et bleuit la lumière de l’arrière-plan. Depuis quelques mois déjà, le bleu avait fait son apparition dans la palette du peintre ; avec le décès de son ami, ces teintes froides vont conquérir définitivement ses toiles, amorçant ainsi la période bleue de Picasso.

Le fou

Vous voici devant la première sculpture produite par Pablo Picasso. Pour être tout à fait exact, il convient de préciser une chose ; le bronze devant vous est une version postérieure de quelques années au modèle original, réalisé en 1902.
A cette époque, Picasso vit en colocation aux côtés du poète Max Jacob, dans le 11e arrondissement de Paris. Un soir, en sortant d’une représentation donnée au cirque Médrano, l’artiste décide de réaliser un portrait sculpté de son ami. Mais rapidement, ce portrait devient une figure plus générique, coiffée d’un bonnet de saltimbanque aux plis triangulaires. Max Jacob devient ainsi une sorte de bouffon médiéval, ce fameux Fou, qui a donné son titre à l’œuvre.
Le buste présente un aspect presque granuleux, qui accroche la lumière, créant de forts effets de surface. La peau du visage est traitée de manière plus lisse ; Picasso insiste ici sur les volumes, sur les vides et les pleins. Cela se voit particulièrement dans le creusement des orbites, qui semblent aveugles, plongées dans l’obscurité de leur profondeur. Esquissant un début de sourire, ce Fou possède pourtant un regard insondable. Cette attitude paradoxale fait écho au traitement stylistique de l’œuvre, elle-même, tout en contrastes. Ce buste, fait de bosses et creux, de zones d’ombres et de reliefs, rappelle les portraits sculptés par Auguste Rodin à la fin du 19e siècle. 

Picasso collectionneur

Vous pouvez voir dans cette salle plusieurs sculptures extra-occidentales ayant appartenu à Picasso. Juliette Pozzo, responsable de la collection personnelle au Musée Picasso-Paris, nous en dit un peu plus sur ce « Picasso collectionneur » :

« On sait, par les témoignages de ses proches, que Picasso a assez tôt, collectionné tout un tas d’objets, de provenances très différentes, et de natures également très différentes. […] Picasso avait l’habitude un petit peu de glaner, d’entasser également chez lui des objets qu’il pouvait par exemple récupérer aux puces, ou bien qu’on pouvait lui donner, qui étaient souvent des objets avec une faible valeur. Ça pouvait être des objets qui provenaient du folklore populaire, ou bien encore des petits chromos, ces petites toiles qui sont vendues dans la rue, ou ça pouvait également être aussi des habits, des cravates, des bouts de tissus. Donc on sait que très tôt Picasso avait ce goût pour la collection d’objets et de curiosités. »

Comment se fait le passage aux arts extra-occidentaux, quel est le déclencheur ?

« On sait par exemple que, autour de 1905, il découvre, par l’entremise d’Henri Matisse, une petite statuette Vili,. On sait également que Picasso, qui regardait de près l’œuvre de Gauguin, s’était intéressé à cette culture en provenance de contrées lointaines, et donc il avait déjà ce goût pour les cultures extra-occidentales avant 1906-1907. En effet, en 1907 se créé un basculement, puisqu’on sait par son propre témoignage qu’il découvre au Musée de l’Homme, au Trocadéro, une salle dans laquelle sont exposées des sculptures océaniennes et des sculptures africaines, et là, c'est ce qu’il raconte à Françoise Gilot, l’une de ses compagnes, il est saisi, il vit un choc esthétique […] au Trocadéro, devant ces sculptures extra-occidentales. »

Picasso n’est pas le seul, à cette époque, à s’intéresser à ces objets, c’est bien ça ?

« Comme d’autres, Picasso n’échappe pas à la redécouverte ou à la découverte de ces objets, dont il va récupérer, quelque-part, les formes et l’esprit. Ce qui est peut-être propre à Picasso, c’est cette dimension presque chamanique qu’il voyait dans ces objets. Même s’il avait très peu conscience de la provenance de ces objets ou de leur utilité ethnographique, il avait décelé très tôt, la force si je puis dire, sociale, magique, presque religieuse, que ces objets pouvaient véhiculer. »

Nu assis

Peinte durant l’été 1907 à Paris, l’œuvre Les Demoiselles d’Avignon constitue un jalon majeur de l’Histoire de l’art occidental. C’est en effet dans cette toile que Picasso explore pour la première fois, de manière assumée et radicale, les expérimentations formelles qui nourrissent le cubisme. Les femmes qu’on peut y voir sont représentées d’une manière novatrice. Elles sont notamment géométrisées ; leurs formes sont simplifiées, ce qui peut paraître déconcertant au premier abord. Le Nu assis qui se trouve devant vous fait partie d’un exceptionnel corpus d’études et d’expérimentations ayant mené aux Demoiselles. Exécutée à l'hiver 1906-1907, cette étude témoigne de l’élargissement des références culturelles qui s’opère dans l’esprit de l’artiste à cette époque. Inspiré à la fois par les masques africains et la statuaire océanienne, mais aussi par l’art ibérique antique, qu’il découvre lors d’une visite au musée du Louvre, Picasso fait évoluer sa manière de dessiner les corps et de rendre les volumes. Les traits du visage sont réduits, par la géométrisation, à des courbes et des angles. Les orbites sont évidées. Le genre même du modèle devient énigmatique. A l’anatomie classique, Picasso oppose une simplification croissante. La poitrine devient un objet sphérique, les muscles des bras et des jambes se transforment en cylindre ou en tubes. Les ovales, les triangles ou les croix viennent habiller les mollets, le pubis ou les abdominaux du modèle. Dans sa composition, Picasso dispose quelques motifs faisant référence à la peinture classique, c’est le cas par exemple du rideau, au premier plan à droite. Dans la version finale des Demoiselles d’Avignon, cette pose assise n’a pas été retenue par le peintre, mais on retrouve cette géométrisation des formes, cette fois poussée à son paroxysme, ainsi que la référence à la peinture et à la statuaire classique, par l’entremise des drapés.

Homme à la guitare

Peint en 1911, cet Homme à la guitare est typique de ce que les historiens de l’art ont appelé le « cubisme analytique ». Mais qu’est-ce que ce terme signifie, et pourquoi cette référence à la notion d’analyse ? En observant cette œuvre, vous pouvez distinguer assez rapidement les deux grands concepts qui régissent ce cubisme ; la géométrisation et la fragmentation. L’homme tenant une guitare, ainsi que le décor qui l’entoure, sont traités de manière géométrique. Ces formes décrivent elles-mêmes des plans, qui s’imbriquent les uns dans les autres, contrariant notre perception habituelle des volumes et des distances, basée sur la perspective. L’homme à la guitare naît de l’agrégation de ces différents plans, de cette fragmentation, qui le montre sous des angles divers. A ces effets formels, Picasso ajoute des effets de coloris ; les teintes sont réduites, allant du beige au brun, en passant par le gris et l’ocre. En éclatant ainsi le motif, et en appauvrissant sa palette, le peintre nous pousse à recomposer mentalement le réel. La lecture du titre vient souvent nous aider à élucider ce que nous voyons. La figuration est donc poussée dans ses derniers retranchements, et flirte avec l’abstraction.

Verre d’absinthe

Un morceau de sucre, dans une cuillère, elle-même posée sur ce qui ressemble à un verre à pied ; voici les trois éléments constitutifs de cette sculpture, que Picasso a imaginée au printemps 1914. Quelques semaines plus tard, son marchand d’art et galeriste Daniel-Henry Kahnweiler décide de faire fondre six épreuves en bronze de ce premier modèle en cire. Picasso reprend alors chacun de ces bronzes, et les retravaille, en les peignant d’une manière différente. La version qui est vous présentée ici, prêt exceptionnel du Centre Pompidou, est ainsi recouverte de peinture mêlée de sable dans sa partie supérieure, ce qui la distingue des autres épreuves de la série. Derrière ce Verre d’absinthe se cache une sculpture cubiste, qui joue, comme les peintures du même style, avec les codes de la représentation et de la figuration.

Pour simuler la transparence du verre, Picasso choisit une forme spiralée, qui ménage des pleins et des vides. Le sable apposé sur le verre est un autre clin d’œil à l’essence de ce matériau, puisqu’il est l’une de ses matières premières. Mais Picasso ne s’amuse pas seulement du motif qu’il représente, il joue aussi avec la représentation en tant que telle, avec la notion même de sculpture. Ainsi, la cuillère à absinthe est une véritable cuillère. En Histoire de l’art, ces objets portent un nom, ce sont des « ready-mades », ce qui signifie littéralement « déjà-faits » ou « tout faits ». Ce sont donc des objets déjà manufacturés, utilisés « tels quels » dans une œuvre d’art. Le morceau de sucre est quant à lui une reproduction à taille réelle d’un morceau de sucre, c’est une imitation parfaite. Avec son Verre d’absinthe, Picasso mêle donc plusieurs niveaux de réflexion ; cette sculpture questionne à la fois l’art et la représentation.  

Nature morte à la chaise cannée

Souvenez-vous de l’Homme à la guitare, que vous avez vu précédemment ; cette peinture, très géométrique, démesurément fragmentée, illustrait la première phase du cubisme ; le cubisme dit analytique. L’œuvre devant laquelle vous vous trouvez désormais, la Nature morte à la chaise cannée, est quant à elle emblématique du cubisme synthétique, la seconde phase. Mais pourquoi synthétique au juste ? Car ce cubisme intègre les références au monde réel par le biais de motifs divers et variés ; ceux-ci peuvent être peints ou dessinés, comme la tranche de citron, le verre ballon, ou encore les lettres « JOU », qui rappellent les caractères d’imprimerie des journaux. Ces éléments convoquent dans notre imaginaire les natures mortes figurant un coin de table, sur laquelle seraient posés divers objets. Mais dans cette œuvre, la figuration n'est pas seulement peinte ; elle est également collée, et ce pour la première fois dans l’Histoire de l’art occidental. C’est le cas par exemple de la toile cirée, qui représente un cannage de chaise. Cette invention plastique fait toute la valeur artistique de cette œuvre, qui est aujourd’hui l’une des icônes du musée Picasso-Paris. Autre élément extérieur directement intégré à l’œuvre ; la corde. Cette dernière fait écho à une cordelette qui décorait un guéridon présent dans l’atelier de Picasso. Dans cette Nature morte à la chaise cannée, les références au réel sont comme éparpillées dans l’espace de l’œuvre, et ne sont plus uniquement régies par un principe de composition, qui serait basé sur la fragmentation des plans géométriques.

Vénus du gaz

« Un objet et une sculpture, ça peut être la même chose ».

Ces propos, ce sont ceux de Picasso, tels que André Malraux les rapporte en 1974, dans son ouvrage La Tête d’obsidienne. Durant sa carrière, Picasso a, à de nombreuses reprises, fait l’expérience du détournement d’objets. Dans le cas de la Vénus du gaz, créée en 1945, il s’agit d’un brûleur de cuisinière, que Picasso a simplement placé à la verticale. Il devient ainsi une sorte de figurine archaïque, aux jambes solidement ancrées dans le sol, au ventre rond -symbole de fécondité-, et au cou étroit. Ce geste artistique, qui consiste à détourner un objet du quotidien pour le déplacer sur le terrain de l’art, Marcel Duchamp l’a « inventé » en 1913, en réutilisant une roue de bicyclette. Mais à la différence des ready-mades de Duchamp, ceux de Picasso gardent en eux une vocation symbolique et métaphorique hautement liées à leurs formes d’origine. L’artiste voit en ces objets une sculpture figurative à venir ; la Vénus du gaz est ainsi un brûleur transformé en ancienne déesse oubliée. Cette œuvre possède également une valeur symbolique liée à son contexte de création. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les nombreuses pénuries, notamment de charbon, impactent fortement le confort de vie des civils. En hiver, le brûleur peut alors être associé à une source de chaleur disparue ou enviable. Dans le même temps, feu et gaz se retrouvent sur les champs de bataille et les camps de concentration ; la Vénus du gaz devient dès lors une déesse de la fécondité ambivalente. Elle est à la fois porteuse, dans sa rondeur, du mythe de la régénération, mais elle est aussi le symbole d’une société capable de s’auto-détruire.

Portrait d'Olga MP55

A l’hiver 1917, Pablo Picasso se rend en Italie. Accompagné de l’écrivain et poète Jean Cocteau, il va faire la rencontre de Serge de Diaghilev, créateur et organisateur de spectacles, passé à la postérité pour avoir dirigé la compagnie Les Ballets Russes. Ces ballets sont mis en musique par les compositeurs les plus audacieux de son temps, tels que Claude Debussy, Maurice Ravel, Erik Satie ou encore Igor Stravinsky. Pour les décors, Diaghilev fait appel à des peintres novateurs, comme Marie Laurencin, Henri Matisse ou encore… Pablo Picasso. Le séjour en Italie de Picasso est justement lié à l’un de ces spectacles, intitulé Parade. A Rome, l’artiste fait aussi le tour des musées et des sites antiques. En travaillant aux côtés de Diaghilev, il tombe amoureux de l’une des danseuses des Ballets russes, Olga Khokhlova. Moins d’un an plus tard, Picasso et Olga Khokhova se marient. Entre-temps, au printemps 1918, il en donne plusieurs portraits, dont celui qui est exposé ici, et qui montre Olga assise sur un fauteuil tronqué, dans un endroit indéterminé. Ce lieu, on le connaît pourtant, il s’agit de l’atelier de Montrouge où Picasso vit et travaille alors. C’est là qu’il réalise une photographie de son modèle, assise, qui va lui servir de référence pour cette peinture. Ce portrait tranche avec ceux que vous avez pu voir précédemment ; Picasso opère ici un retour à une figuration à la fois claire et idéalisée, qui n’est pas sans rappeler la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres. Cela se voit tout particulièrement dans la peau laiteuse et lisse, le léger déhanché opérée par Olga, qui s’accoude sur le dossier, ou le soin apporté au drapé et aux motifs décoratifs de la robe, issus du monde végétal.

Les amoureux MP62

En 1919, un an après avoir exécuté le portrait d’Olga dans son atelier de Montrouge, Picasso peint cette toile, intitulée Les Amoureux. Comme vous pouvez le voir, le classicisme, qui imprégnait le portrait, semble avoir totalement disparu ici. De nouveau, le peintre revient à une représentation plus déconstruite, à la fois schématique et simplifiée.

Dans un intérieur bourgeois, décoré de lambris sur les murs, un couple danse au-devant d’une méridienne et d’un guéridon. Les corps et le décor sont traités sans volumes ; ce sont simplement des plans, qui se superposent les uns aux autres, rappelant un des principes phares du cubisme. Au sol, une page du journal L’intransigeant est piétinée par la danseuse ; il peut s’agir ici d’un pied-de-nez de Picasso à la critique, qui le voyait quelques mois plus tôt en partisan d’un « retour à l’ordre ». Ni totalement cubiste, ni classique, cette toile montre la capacité de Picasso à s’affranchir des codes, sans s’enfermer dans une manière ou dans une école. En écrivant Manet dans le coin supérieur droit de sa toile, l’artiste manie également l’art de la référence. En effet, la composition de ces Amoureux peut faire penser à un tableau de Manet, intitulé Nana. Dans cette œuvre, au cadrage similaire et au même décor bourgeois, on retrouve la femme en robe et l’homme vêtu d’un smoking. Si la parenté formelle n'est pas prouvée, Picasso partage en revanche l’esprit de rupture de Manet. Il rend ici hommage à un peintre, qui, en son temps déjà, faisait couler beaucoup d’encre.

Les baigneuses MP61

Le motif des hommes et des femmes au bain est un thème fréquent dans l’art occidental, qui traverse également l’œuvre de Picasso. Tout au long de sa vie, l’artiste traite ce sujet dans des compositions diverses et dans des styles variés. Que ce soit dans la plus pure veine classique, de manière quasi-abstraite ou cubiste, Picasso décline ce thème qui combine deux éléments principaux ; le corps humain et l’eau. A l’été 1918, Picasso décide d’inscrire ce bain dans un environnement tout à fait contemporain ; la société de loisir, alors en plein essor, dans les stations balnéaires des côtes françaises. Il jette son dévolu sur la très chic Biarritz, popularisée par l’impératrice Eugénie durant la deuxième moitié du 19e siècle, et s’y rend en compagnie de son épouse Olga pour leur lune de miel. Vous pouvez d’ailleurs apercevoir le phare de la ville à l’arrière-plan, dressé sur les rochers qui morcellent la côte biarrote. Sur la plage, Picasso représente trois figures féminines facilement distinguables aux couleurs de leurs maillots, mais aussi à leurs positions, toutes différentes. Si les deux premières présentent des poses classiques -assise de dos se tenant les cheveux, allongée telle une odalisque-, la troisième, au maillot rayé, est montrée dans une position étrange. Courbée, les bras relevés et le visage tendu vers le ciel, elle semble vouloir se protéger d’une menace invisible – ou peut-être est-elle simplement en train de danser.  

Le Salon de Jupiter

Vous venez de rentrer dans l’ancien vestibule des appartements du premier propriétaire des lieux, Pierre Aubert de Fontenay. Son décor de stuc et de pierre se déploie au-dessus des portes et des arcades, mêlant guirlandes de fleurs, putti, déesses antiques et… Jupiter, le roi des dieux de l’Olympe, qui a donné son nom à cet espace. Ce dernier est représenté avec ses attributs, l’aigle et le foudre, et fait face à son épouse Junon, allongée près d’un paon. Les autres divinités présentes sont Minerve, Apollon, Diane, Mars, Cérès et Bacchus. En conférant à son décor des accents antiques, Pierre Aubert de Fontenay suit la mode classique de son temps. Les sculpteurs qui ont travaillé dans ce Salon, durant la seconde moitié du 17e siècle, sont d’ailleurs intervenus au Château de Versailles, pour le compte du roi Louis XIV.  

Trois femmes à la fontaine MP74

Dans cette sanguine sur toile, Picasso joue des codes stylistiques liés à la peinture et à ses sujets. Utilisée par les peintres classiques au 17e et 18e siècle, la sanguine est une œuvre ou une étude réalisée à l’aide d’une craie, d’un crayon ou d’un pastel de couleur rouge terre, orangée ou beige. Cette technique permet notamment de travailler les volumes des corps des modèles ; ce que fait justement Picasso ici, avec ses Trois femmes à la fontaine.

Le sujet même de l’œuvre semble mélanger deux grands leitmotivs de l’Histoire de l’art ; d’une part celui des Trois Grâces, qui montre un trio féminin dénudé, mais aussi celui des Danaïdes, ces femmes condamnées à verser l’eau de leurs amphores dans un vase sans fond. A sujet classique, style classicisant ; Picasso reprend certains des motifs traditionnellement associés à la peinture des maîtres, comme les plis des drapés, les amphores, ou encore les poses des trois femmes. L’artiste se détache cependant de ses influences en déformant les anatomies féminines ; les corps se font plus massifs, étrangement tubulaires par endroits. Les extrémités, comme les pieds et les mains, sont exagérément grossies. Les traits des visages, surtout celui vu de profil, sont schématisés par le biais de lignes et de contours appuyés. Cette manière de dessiner donne aux figures une dimension très sculpturale, que l’on retrouve dans beaucoup d’œuvres de cette période.

La rampe Simounet

Durant six ans, de 1979 à 1985, l’architecte Roland Simounet réfléchit au réaménagement de l’hôtel Salé, qui s’apprête à accueillir les collections du tout nouveau Musée Picasso Paris. Son défi consiste alors à respecter le décor originel de l’hôtel tout en créant de nouveaux sens de circulation, via la modification des pièces et des élévations. Au deuxième étage, l’architecte a ainsi privilégié des hauts plafonds sous pentes qui permettent d’admirer l’exceptionnelle charpente à poutres inversées, qui constituent un formidable témoin des techniques de construction du 17e siècle. Fluidité et multiplication des points de vue sont les maîtres-mots de ce chantier. La rampe Simounet, qui relie le premier étage au second, en est l’un des exemples les plus frappants.

Le peintre et son modèle MP96

Où est le peintre, où est le modèle ? Difficile, au premier regard, de déceler les deux figures qui sont à l’origine du titre de cette huile sur toile. Pourtant, en regardant de plus près, vous pourrez distinguer une palette dans la partie droite de la toile, et, au-dessus de celle-ci, un visage aux yeux hérissés de piques, qui n’est autre que celui de l’artiste. La figure du modèle est quant à elle beaucoup plus diluée dans la composition ; un pied, disproportionné est visible au bas de l’œuvre, tandis que deux mains de tailles différentes sont présentes à gauche de la toile. Pour animer l’espace de l’atelier, Picasso utilise également la couleur, qu’il dispose en aplats gris, beiges et blancs. Entre les deux sujets du tableau, le peintre tisse un réseau de lignes courbes, noires, aux épaisseurs variées, qui se croisent et nouent parfois des intersections. Mais ces lignes, séparées des couleurs, sont surtout une manière pour Picasso de saper les fondements de la peinture, qui associe traditionnellement les deux, dans un but figuratif, basé sur l’imitation du réel. Picasso traite donc le thème de l’artiste face à son modèle d’une façon nouvelle. Il crée un entrelacs de lignes, qui rappellent un autre projet sur lequel il travaille à la même époque ; le monument à Apollinaire, dont vous pouvez voir des maquettes dans cette pièce.  

Guitare MP87 et MP 86

« Le surréalisme, s’il tient à s’assigner une ligne morale de conduite, n’a qu’à en passer par où Picasso en a passé et en passera encore ; j’espère en disant cela me montrer très exigeant. »

En 1928, lorsque le chef de file du surréalisme, André Breton, fait publier son ouvrage phare, Le surréalisme et la peinture, c’est Picasso qu’il choisit comme modèle à suivre. Pour quelle raison ? Car dès ses premiers collages au début des années 1910, puis quelques années plus tard en 1926 avec ses deux « guitares », l’artiste espagnol ose incorporer des objets du quotidien dans ses toiles, provoquant souvent la surprise, même chez ses amis des avant-gardes artistiques. Dans les « tableaux-reliefs » de Picasso, les objets, ou les signes qui les évoquent, ne sont par ailleurs jamais des objets « nobles ». Ici ce sont des clous, des serpillères, du papier-journal, ou encore des bouts de corde. Cet effet déconcertant, basé sur les associations d’idées et l’aléatoire, sont au cœur même de la doctrine surréaliste, que Breton définit dans son Manifeste de 1924. D’apparence pauvres et minimalistes, ces collages possèdent en réalité une dimension hautement expressive. Comme vous pourrez le remarquer, les clous sont tournés vers le spectateur. Ils rappellent ceux que l’on peut voir sur certaines sculptures extra-occidentales. Durant le premier quart du 20e siècle, ces objets intriguent les artistes des avant-gardes parisiennes. Picasso collectionne d’ailleurs ces masques et sculptures, qu’il pense investis d’une force magique.

Picasso à Boisgeloup

Dans cette salle, on évoque une période spécifique de la carrière de Picasso, son installation à Boisgeloup durant les années 1930. Virginie Perdrisot, conservatrice au Musée Picasso-Paris, nous explique les raisons de ce séjour, à distance de Paris et de son effervescence ;

« Boisgeloup c’est un château normand, près de Gisors, à une soixantaine de km au nord-ouest de Paris, et effectivement Picasso, le 10 juin 1930, va faire l’acquisition de ce manoir, qui est tout à fait propice à sa création du moment, puisque c’est un lieu qui est à l’écart des routes, qui est entouré de verdure, et qui va offrir à Picasso tous les volumes nécessaires pour y installer ses ateliers, que ce soit ses ateliers de peinture, de sculpture, de gravure… Donc Boisgeloup c’est cette parenthèse créative dans la vie de Picasso, […] entre l’été 1930 et jusqu’en 1936 puisque Picasso va quitter le domaine de Boisgeloup à l’automne 1936. »

Qu’est-ce qui change dans la sculpture de Picasso à Boisgeloup ?

« Ce qui caractérise la période de Boisgeloup par rapport à ses créations précédentes en sculpture, c’est qu’à Boisgeloup va vraiment s’initier un dialogue avec sa peinture. Sa peinture, c’est de la sculpture peinte en fait, voilà. On retrouve exactement le même vocabulaire de forme, le même rapport à la figure féminine, la figure de Marie-Thérèse qui va envahir toute sa production artistique depuis sa rencontre avec Picasso, en 1927. Et donc, dans les années 1930, c’est véritablement un dialogue incessant entre peinture et sculpture, mais aussi arts graphiques, puisque la recherche des courbes, des contre courbes qu’on peut voir en sculpture, on la retrouve tout à fait, avec le même vocabulaire, en peinture et en dessin. »

Où est-ce que Picasso puise ses références formelles à cette époque ?

« Alors ce qui est aussi tout à fait spécifique pour la période de Boisgeloup, ce qui d’ailleurs donne nom au titre de la salle, c’est l’inspiration de la préhistoire. […] On peut véritablement dire que Boisgeloup c’était une sorte de synthèse des arts en fait, que Picasso va revenir à Boisgeloup aux sources des arts, et va pouvoir trouver une forme syncrétique entre art, nature et préhistoire, culture. »

Tête de femme MP301

Cette Tête de femme est l’une des nombreuses déclinaisons sculpturales de Marie-Thérèse Walter que Picasso produit dans son domaine de Boisgeloup, à partir de 1930. Dans ces œuvres en plâtre, l’artiste recombine l’anatomie humaine en simplifiant ses volumes, mais surtout, en la réduisant à l’essentiel ; ici la Tête de femme se compose d’un coup, démesurément long, et d’un visage, qui semble construit en deux parties ; une première partie inférieure, reposant sur une mâchoire ovale, puis une seconde partie supérieure, qui jaillit dans la formidable excroissance du nez oblique. Sur ce visage, Picasso creuse une bouche assez profondément, tandis qu’il incise plus légèrement les orbites des yeux. Le nez protubérant n’est pas sans rappeler les courbes propres à certains masques produits par le peuple Gaba en Afrique de l’Ouest, dont Picasso possédait un exemplaire. A cette première influence s’ajoute celle de la statuaire préhistorique, comme le rappelle Virginie Perdrisot :

« Picasso était tout à fait averti de la découverte de la Vénus de Lespugue en 1922, et aussi des différentes Vénus préhistoriques qui ont pu être publiées dans les revues que Picasso lisait assidûment, comme les Cahiers d’art par exemple. Et donc ce vocabulaire de formes préhistoriques, ces idoles de la fertilité et de la fécondité vont aussi être un […] pan très fort dans la création de Picasso, et Marie-Thérèse Walter va d’ailleurs devenir une sorte d’idole de la fertilité elle-aussi en fait, puisqu’on peut lire un dialogue très net entre les sculptures en plâtre qui vont être créées par Picasso à cette période-là et cette Vénus de Lespugue qui, elle-aussi, est présentée dans la salle. »  

Femme assise dans un fauteuil rouge MP138 et MP139

Produite à quelques jours ou semaines d’écart en 1932, ces deux Femme assises dans un fauteuil rouge, témoignent des recherches plastiques menées par Picasso dans son atelier de Boisgeloup. A cette période, l’artiste explore la même thématique du portrait féminin sur deux médiums différents, la peinture et la sculpture. Et en regardant ces deux toiles, il semble que ce soit finalement la version sculpturale de la femme qui l’emporte. On retrouve en effet dans ces compositions les principes de réduction que Picasso entreprend dans ces Têtes de femme, que vous avez pu voir précédemment. L’anatomie y est réduite à un vocabulaire de signes et de formes simples, qui semblent traiter indépendamment les uns des autres, avant d’être réagencés par l’artiste afin de former un corps nouveau. Les pieds ou les mains, la poitrine et le visage sont ainsi aisément identifiables, mais leur reconfiguration, qui ménage des pleins et des vides, ainsi qu’un jeu radical sur la notion de volume, trahit la volonté de Picasso de transformer le réel, et de le faire ressembler à la sculpture.

Picasso et le portrait féminin

Cette salle vous montre l’importance des portraits de femme dans l’œuvre de Picasso. Johan Popelard, conservateur au Musée Picasso-Paris, nous en dit plus à ce sujet :

« Le portrait en général est un des genres que l’on trouve le plus fréquemment dans l’œuvre de Picasso, bien plus que le paysage par exemple, et depuis le début de son œuvre en réalité, et jusqu’à la fin. Alors on trouve un certain nombre de portraits masculins, de portraits d’hommes […] mais massivement le portrait chez Picasso, c’est le portrait d’une femme, de plusieurs femmes pour être plus précis. […] Au début du siècle on a ainsi une grande variété de représentations de Fernande Olivier, puis, […] dans les années 1920, Olga Khokhlova, ancienne danseuse des Ballets russes, femme de Picasso, devient le modèle privilégié. Et dans les années 1930, on voit l’apparition d’un grand cycle, autour de la figure de Marie-Thérèse Walter, qui est alors la compagne de Picasso. On la retrouve en sculpture […], en dessin également, en gravure aussi, mais la peinture est aussi le lieu de ce travail sur la figure, sur la figuration du visage ou de la tête. »

Justement, dans cette salle, on peut voir des portraits de Marie-Thérèse Walter, mais aussi d’une autre femme importante pour Picasso.

« A la fin des années 1930, on assiste à l’apparition d’un autre modèle, Dora Maar, qui va à partir de ce moment-là et dans toutes les années de la guerre, devenir le modèle privilégié de Picasso. […] On a souvent opposé ces deux modèles comme deux possibilités antithétiques, dans l’art de Picasso ; Marie-Thérèse Walter, du côté d’une forme de douceur, le modèle blond dans une forme de calme pacifié, et de l’autre côté Dora Maar, plus torturée, brune, dans des atmosphères plus sombres. En réalité, si on regarde précisément les choses, on se rend compte que cette grande opposition est contredite à de multiples endroits. […] Les modèles se croisent, se ressemblent, partagent un certain nombre de traits communs, de gestes, qui réapparaissent régulièrement dans l’œuvre de Picasso. »

Portrait de Dora Maar et Portrait de Marie-Thérèse Walter

Ces deux portraits exécutés la même année montrent deux femmes chères à Picasso ; d’une part Marie-Thérèse Walter, qui vit avec l’artiste à Boisgeloup et devient le centre de ses expérimentations autour des « têtes de femmes », d’autre part Dora Maar, peintre et photographe, avec qui Picasso noue une relation amoureuse à partir de l’année 1935. Les deux femmes partagent une pose similaire, comme vue en miroir ; elles sont toutes deux assises sur une fauteuil, un bras accoudé, l’autre relevé vers le visage, dans une pièce vide. La chevelure brune et les lèvres et les ongles maquillées de rouge signalent la présence de Dora Maar, réputée franche et volontaire, tandis que la blondeur du second modèle, à la peau bleutée, reflète la tranquillité sereine de Marie-Thérèse Walter. En dehors de ces jeux de couleur, ces deux portraits possèdent plus de points communs que de différences. La composition repose en effet sur le même principe ; celui d’un portrait assis resserré à mi-corps, dans une pièce dont le seul intérêt plastique est de ménager un effet de perspective déformée et troublant. Le traitement du visage est également le même, et reprend les expérimentations sculpturales du début des années 1930 ; le visage des deux femmes se présente à nous comme une sorte de conglomérat, une agrégation de la face et du profil. Ce visage « résumé » est l’une des réponses que Picasso formule à la question qui le taraude depuis de nombreuses années ; comment représenter un visage, comment traduire ce que le visage cache et montre de l’identité du modèle.  

Picasso et la gravure

Picasso a souvent utilisé la gravure dans son travail. Johan Popelard retrace l’intérêt de l’artiste pour ce médium :

« La première gravure de Picasso […] date de la toute fin du 19e siècle, en 1899, Picasso est alors tout jeune. Et à partir de ce premier essai, il va petit à petit, revenir à la gravure, en particulier en 1905, et de plus en plus au fur et à mesure de son travail, dans les années 1930, et à la fin des années 1960, on a des cycles tout à fait prodigieux de gravures. […] Jusqu’à la fin de sa vie, […] la gravure reste une des préoccupations principales de Picasso. »

Quels types de gravures Picasso produit ?

« Alors il y a en quelque sorte deux grands corpus dans l’œuvre gravée de Picasso. D’une part les gravures qui valent pour elles-mêmes, qui sont des œuvres en soi, mais que souvent Picasso pense sous la forme de cycles, de séries, de suites. Et puis de l’autre côté, les gravures qui sont intégrées dans des objets plus complexes, que sont les livres illustrés. […] Les gravures étaient réalisées soit expressément pour un projet éditorial, soit étaient déjà existantes et étaient reprises opportunément pour servir d’illustrations ou d’accompagnement je dirais plutôt, au texte d’un poète, d’un écrivain. »

Justement, vous avez souhaitez présenter dans cette salle l’une de ces suites de gravures, que vous venez d’évoquer ; la suite Vollard. En quoi consiste cette œuvre ?

« La suite Vollard, qui tient son nom de l’éditeur, galeriste qui avait passé la commande à Picasso, Ambroise Vollard […] constitue un extraordinaire théâtre imaginaire dans lequel on retrouve l’ensemble des thèmes qui occupent Picasso dans cette période, notamment la scène capitale de la confrontation de l’artiste et de son modèle dans l’atelier, mais aussi c’est le moment où émerge avec force la figure du Minotaure, qui est dans l’œuvre de Picasso, l’une des figures principales, empruntée à la mythologie, mais que Picasso va travailler de toutes sortes de manières, et en particulier pour montrer sa vulnérabilité, ce qui est particulièrement sensible dans l’ensemble de la suite Vollard. »  

Picasso et la guerre

Les œuvres rassemblées dans cette salle évoquent toutes, de manière allusive ou plus franche, les conflits politiques et les guerres qui ont émaillé la vie de Picasso. Johan Popelard nous en dit un peu plus à ce sujet :

« La guerre, le phénomène de la guerre, percute l’œuvre de Picasso […] avec la guerre d’Espagne, qu’il vit très directement et très frontalement. […] Ce moment de guerre civile, et d’affrontements entre les républicains espagnols dont Picasso partage les engagements, et les troupes franquistes qui vont finalement s’imposer en Espagne, qui constitue le premier rapport très direct de Picasso avec la guerre, et qui se retrouve presque immédiatement, de manière significative, dans son œuvre. »

On pense à Guernica, qui est l’œuvre de Picasso la plus connue à ce sujet, mais ce n’est pas la seule n’est-ce pas ?

« La guerre d’Espagne se retrouve par ailleurs dans plusieurs œuvres ; dans la gravure Songe et mensonge de Franco, ou dans d’autres œuvres, où moins immédiatement peut-être, mais sensiblement quand même, la guerre fait son trajet jusqu’à l’œuvre de Picasso. »

Vient ensuite la Seconde Guerre mondiale. A ce moment-là, Picasso ne fait pas le choix de l’exil, comme d’autres artistes vivant alors à Paris.

« Il choisit plutôt de se retirer, une sorte d’exil intérieur, en se cloitrant, en quelque sorte, dans l’atelier des Grands-Augustins à Paris qu’il avait acquis peu de temps avant le commencement de la guerre. […] C’est un statut aussi extrêmement précaire que Picasso a pendant toute la guerre ; celui d’étranger vivant en France, et celui de symbole de ‘l’art dégénéré’ pour l’ensemble du spectre intellectuel, artistique et politique, qui a le dessus dans cette période-là, tout l’ensemble de l’extrême-droite. »

La femme qui pleure

Pour comprendre la symbolique de cette Femme qui pleure, il convient de se pencher d’abord sur le contexte politique qui entoure son exécution. Nous sommes en 1937 ; la guerre civile espagnole fait rage, et la ville de Guernica vient tout juste d’être bombardée par l’aviation nazie. Picasso soutient activement les républicains espagnols, tandis que la peintre et photographe Dora Maar, qui partage sa vie alors, fréquente les cercles communistes et antifascistes parisiens. Tous deux déplorent et craignent la montée des nationalismes en Europe. Dans son atelier des Grands-Augustins à Paris, Picasso entame quelques semaines seulement après le bombardement de Guernica la réalisation de son grand tableau éponyme. Dora Maar documente alors la progression de ce grand chantier à travers de nombreuses photographies. Elle est aux premières loges pour assister à la création des différents motifs iconiques que le peintre éparpille dans sa toile ; le taureau, le cheval hennissant, le soldat mort au premier plan, ou encore la femme pleurant son enfant. C’est d’ailleurs ce dernier motif qui va hanter la production de Picasso durant le reste de l’année 1937, et qui prendra le plus souvent les traits de Dora Maar.  

L’Aubade

Au printemps 1942, Picasso vit reclus dans son atelier des Grands-Augustins. Les forces nazies, et la police française, traquent et emprisonnent toute forme d’opposition politique, intellectuelle ou esthétique. Dans une certaine mesure, Picasso fait partie des artistes ciblés, lui qui est considéré comme un « artiste dégénéré ». Ce climat pesant, le peintre le transcrit avec force dans la toile qui vous fait face, L’Aubade, prêt exceptionnel du Centre Pompidou. Dans un intérieur indéfini au plafond bas, fait de noir et brun foncé, Picasso dispose deux personnages très contrastés. Au centre de la composition, vous pouvez distinguer une figure allongée, qui semble vue de profil et de face, dans une perspective tout à fait cubiste. Sorte d’odalisque sans vie, elle est couchée sur un lit rendu rigide par les motifs rayés qui le décorent. A ses côtés, voici la seconde figure, assise et tenant une mandoline. Teintée de bleu et de gris, elle semble esquisser un début de sourire, tandis que son instrument, muet puisque sans cordes, lui confère une dimension absurde. Quelle est donc la mélodie jouée par la musicienne ? Est-ce réellement une Aubade, cette sérénade romantique donnée sous la fenêtre d’une amante ou d’un amant, comme le laisse entendre le titre de l’œuvre ? Dans une pièce sans fenêtre et sans source de lumière, aux angles si durs et au mobilier si sommaire, il y a fort à parier que non. En observant les travaux préparatoires de Picasso pour ce projet, cette lecture ne peut être que confirmée. Des premières études, qui montrent une figure féminine simplement alanguie dans des teintes chaudes et contrastées, il ne reste presque rien, comme si l’angoisse avait complètement rempli l’espace de la toile achevée.  

Françoise Gilot

On quitte pour un temps l’œuvre de Picasso pour se concentrer plus particulièrement sur le travail d’une des artistes qui a partagé sa vie ; Françoise Gilot. Joanne Snrech, Conservatrice responsable des peintures au Musée Picasso-Paris :

« On a choisi de consacrer une salle à Françoise Gilot, alors premièrement parce qu’elle est décédée en 2023, donc c’était important pour le musée de lui rendre un hommage à l’occasion de ce grand ré-accrochage des collections. Également parce-que c’est quelqu’un qui a joué un rôle important dans la vie de Picasso, puisqu’elle a passé dix ans à ses côtés, elle a eu deux enfants avec lui. Mais surtout, comme on est dans un musée, parce qu’on était intéressé par le fait de présenter son travail, puisque c’est une artiste qui a eu une carrière extrêmement longue, qui a commencé à peindre dans les années 1940, et qui a continué jusqu’aux années 2010 voir jusqu’au tout début des années 2020. Et on voulait rendre compte de ce travail, qui a évolué pendant des décennies -elle s’est essayée à plusieurs techniques-, et le faire découvrir au public, puisque c’est souvent une partie de sa personnalité qu’on ne connaît pas. »

Son travail s’est nourri de sa relation avec Picasso, mais pas seulement ; c’était ce que vous souhaitiez montrer aussi ?

« Au début, on retrouve une forme d’influence picassienne, mais pas uniquement ; elle regarde aussi beaucoup Henri Matisse, […] elle a fréquenté les peintres des Réalités nouvelles, elle regarde le travail de Nicolas de Staël […]. Et progressivement, notamment à partir des années 1960, et tout au long de la deuxième partie du 20e siècle, elle a une identité artistique qui s’affirme de plus en plus clairement, et qui là se détache complètement de ce qu’a pu faire Picasso. »

Une œuvre en particulier retient votre attention dans cette salle, elle s’intitule Le Chemin du retour.

« C’est une toile qui est abstraite, mais qui, par son titre, Le Chemin du retour, s’inscrit dans le cycle du labyrinthe, qui est un des grands cycles sur lequel Françoise Gilot a travaillé au début des années 1960, et qui, à travers uniquement un jeu de formes et de couleurs, raconte en fait l’histoire du mythe de Thésée. Donc c’est une série qui est intéressante et qui est emblématique des allers-retours que peut faire Françoise Gilot, entre la figuration, l’abstraction et en même temps son intérêt pour la mythologie qui reste assez prononcé à travers les décennies, et donc qui incarne bien la personnalité artistique de François Gilot. »  

Les archives du Musée Picasso-Paris

Durant votre visite, vous avez pu découvrir divers objets issus des archives du musée. Cécile Godefroy, responsable du Centre d'Études Picasso au Musée Picasso-Paris, nous en dit un peu plus sur ce sujet.

« Les archives de Pablo Picasso ont été données par les héritiers Picasso en 1992, et remises au musée Picasso afin d’être étudiées, inventoriées et exposées dans le cadre d’expositions ou d’un accrochage plus permanent, comme c’est le cas aujourd’hui avec la présentation de la collection. Elles constituent le fonds d’atelier de Picasso. Nous les comptabilisons à environ 200 000 pièces. 200 000 pièces qui ont été conservées par l’artiste tout au long de sa vie, et au gré de ses déménagements successifs. »

De quelle nature sont ces archives ?

« Ces archives rendent compte de la vie personnelle de l’artiste. Nous y trouvons par exemple des papiers d’état civil, des billets de train, des quittances de loyer, des notes de courses, des carnets d’adresses constitués au fil des années, mais aussi des pense-bêtes… […] Tous ces éléments qui documentent sa vie privée, […] mais aussi bien sûr sa vie artistique. […] Les cartons d’invitation, les revues, les livres qui font partie aussi des archives personnelles de l’artiste, donnent également un cadre très intéressant et très éclairant à cette vie artistique, cette dynamique artistique, qui était celle notamment du Paris de l’Entre-deux-guerres, et à laquelle participait très activement Picasso. […] Dans ces archives, il y a des courriers tout à fait remarquables, adressés par Apollinaire à Picasso, ou par Jean Cocteau, qui sont enrichis de dessins à l’encre, et qui constituent des œuvres à part entière. Et puis il y a ces petits bouts de rien, mais qui, à certains moments, sont tout à coup incorporés à un assemblage, à un collage, et qui pour Picasso avaient aussi toute son importance. »

Tête de Taureau

L’assemblage que vous avez devant vous est certainement l’un des plus célèbres produits par Picasso. Iconique, cette sculpture l'est pour deux raisons. La première repose sur son extrême simplicité. Deux objets seulement sont assemblés, et pourtant leur pouvoir évocatoire fonctionne immédiatement. La seconde raison réside dans le motif lui-même ; le taureau. On retrouve cet animal dans l’œuvre de Picasso tout au long de sa carrière. Pour l’artiste, le taureau est riche de sens. Il compose la créature mythologique du Minotaure, qui fascine tant Picasso, mais c’est également l’un des protagonistes de la corrida, très appréciée de l’artiste, et qui symbolise, encore aujourd’hui, tout un pan de la culture espagnole. Revenons à la genèse de cette œuvre. On raconte que Picasso aurait eu l’idée de ce rapprochement en se promenant dans une décharge publique ; il y aurait alors trouvé un guidon et une selle de bicyclette. Une fois reconfigurés par l’artiste, tels des lettres que l’on associe pour former un mot, ces deux objets donnent naissance à une forme nouvelle ; la fameuse Tête de taureau.

Les céramiques

Picasso et la céramique, c’est une longue histoire. C’est ce que nous explique Virginie Perdrisot, conservatrice au Musée Picasso-Paris :

« L’intérêt de Picasso pour la céramique va se déceler très tôt dans son œuvre, puisque Picasso va créer des céramiques déjà à la fin du 19e siècle, quand il se trouve à La Corogne en Espagne, et ensuite il créera d’autres céramiques à la fin des années 1920, en 1929, quand il va pouvoir créer aux côtés de Jan Van Dongen deux céramiques, qui sont d’ailleurs dans les collections […]. Mais c’est véritablement quand Picasso va s’installer dans le sud de la France, à Vallauris, que Picasso va pouvoir pratiquer intensément la céramique. »

Pour quelle raison Picasso s’installe à Vallauris ?

« L’installation de Picasso à Vallauris, c’est tout d’abord la rencontre de Picasso avec les époux Ramié, qui sont les propriétaires de la poterie Madura à Vallauris. C’est Suzanne et Georges Ramié qui vont donner à Picasso les clés de l’atelier, et vont lui permettre de rencontrer les artisans-potiers qui œuvraient pour la poterie Madura. »

Quel type de céramiques sont produites par l’artiste à ce moment-là ?

« On distingue deux grandes catégories de céramiques dans la production de Picasso à Vallauris, qui sont les céramiques où Picasso va utiliser la forme comme support, comme surface, pour un décor, et les céramiques où Picasso va donner à la matière sa propre forme elle-même, qui est souvent une forme totalement inédite, inventée par Picasso. »

Quels thèmes, ou quels motifs, peut-on voir sur ces objets ?

« On va retrouver tout un tas de motifs, qui sont soit des motifs inspirés de l’Antiquité, puisque Picasso va parler, pour désigner ses plats par exemple ornés de têtes de faunes, de ‘grecqueries’ […], ou un autre répertoire qui est celui du bestiaire […] qui prend souvent la forme de chouettes, de colombes, ou de taureaux en fait ; on retrouve aussi beaucoup d’images inspirées de son Espagne natale, où on va retrouver de grands plats ornés de scènes de tauromachie, ou des formes directement aussi issues de ce vocabulaire espagnol, que sont ces plats espagnols que l’on montre également dans le vaisselier de cette salle. »

Petite fille sautant à la corde

Avec cette sculpture, Picasso parvient à résoudre un problème qui occupe ses pensées depuis de longues années ; créer une sculpture qui ne touche pas le sol. Il désire s’affranchir des lois de la gravité, qui contraignent d’ordinaire les sculpteurs. Cette solution, Picasso l’entrevoit par hasard, alors qu’il observe une enfant en train de jouer à la corde à sauter. A l’instant du saut, quand la corde touche le sol ; voici le moment qu’il représentera. Comme vous pouvez le voir, la petite fille flotte au-dessus de la corde qui la soutient. Mais cette corde est en fait un tube de fer recourbé qui porte le poids de l’œuvre. Pour créer cette figure, Picasso utilise la technique de l’assemblage. Celle-ci combine des objets du quotidien détournés de leurs usages premiers, ainsi que des ready-mades, directement intégrés à l’œuvre finale. En l’observant attentivement, vous verrez que cette Petite fille sautant à la corde est composée d’un panier d’osier pour le corps, mais qu’on y trouve aussi de véritables chaussures, disposées au bout des jambes malicieusement inversées. Le travail du plâtre permet à Picasso d’associer ces différents éléments, et de faire varier les effets de texture, à l’image de la chevelure de la petite fille, obtenue à partir de l’impression sur la matière d’un carton ondulé. 

Picasso et son image

Dans cette salle, nous sommes transportés à la villa La Californie, située à Cannes, dans laquelle Picasso élit domicile au milieu des années 1950. Joanne Snrech, revient sur cet édifice exceptionnel :

« Alors c’est une très grande villa Belle Epoque, avec une enfilade de trois grandes pièces de réception au rez-de-chaussée, qui sont très hautes de plafond, qui ont de grandes fenêtres ouvertes sur le jardin. Du premier étage on voit la mer, donc c’est vraiment un bâtiment remarquable en soi, et qui est très propice à la représentation et à l’invitation des artistes, des amis, des marchands, des journalistes, des photographes, etc. Et donc c’est un endroit dans lequel Picasso va être énormément photographié, […] et c’est le seul atelier de Picasso pour lequel on ait autant de documentation photographique, et qu’on peut aussi bien en fait se représenter à l’heure actuelle, grâce à tous les documents qui ont été laissés. »

Comment Picasso considère ces images justement ? A-t-il une arrière-pensée lorsqu’il fait intervenir ces photographes sur son lieu de vie et de travail ?

« Au moment où elles sont prises, il n’y a pas forcément une volonté par Picasso de contrôler directement la manière dont elles vont être diffusées. En revanche, ce qui est intéressant c’est qu’on se rend compte que d’un photographe à un autre, parfois les mêmes scènes exactement sont photographiées. Picasso prend la même pose, donc on voit qu’il y a quand même une volonté de se montrer, sous un certain jour, avec un certain nombre d’outils, entourés de certaines œuvres, puisque la même pose est reproduite parfois à plusieurs mois d’écart. »

On peut dire que Picasso devient une sorte de star à ce moment-là de sa vie ?

« C’est sûr qu’il y a une forme de starification à laquelle je dirais que Picasso a un rapport ambigu, puisqu’à la fois il accueille tous ces photographes, et en même temps […] on voit bien dans un certain nombre de ces photos ; il est en short, il est torse nu […], il continu à diffuser cette image de l’artiste simple, de l’artiste proche du commun des mortels si je puis dire… de l’artiste qui crée dans une forme de dénuement. Alors on voit bien que ce n’est pas un dénuement puisqu’il est dans cette grande villa, mais disons qu’il n’a pas besoin de s’entourer de beaucoup plus que des outils de sa création, pour montrer sa maîtrise de son art. On parle aussi de starification à cette époque-là puisque c’est l’époque du Mystère Picasso qui est présenté au Festival de Cannes. Donc on a aussi des photos de Picasso sur les marches du Festival de Cannes, donc il y a un côté plus glamour de l’artiste, qui est vraiment mis en valeur à ce moment-là. »

Matisse, Nature morte aux oranges

Après la mort d’Henri Matisse en 1954, Picasso va intégrer de nombreuses références à l’art du peintre dans ses œuvres. Il faut dire que Matisse est un compagnon de longue date. En 1906, la poétesse et collectionneuse Gertrude Stein lui fait rencontrer Picasso. C'est le début d'un très long dialogue entre les deux grands peintres, faits d’échanges d’œuvre d’art, de piques parfois ironiques, et d’hommages détournés. Appartenant tous deux aux avant-gardes du début du 20e siècle, les deux hommes suivent avec attention les évolutions plastiques de leur art. Au fil de leurs échanges d’œuvres, les deux hommes se créent de véritables petites collections. Ainsi Matisse est l’artiste le plus collectionné par Picasso ; il possède en tout huit œuvres, sept peintures et une esquisse. Cette Nature morte aux oranges, datée de 1912, témoigne des préoccupations formelles de Matisse, basées alors sur l’utilisation de la couleur et des motifs, à une époque où Picasso développe un art très différent, à travers ses expérimentations cubistes. Matisse n’est pas le seul peintre à être collectionné par l’artiste ; on trouve également quelques toiles de Renoir ou encore de Cézanne dans la collection personnelle de Picasso. Toutes ces œuvres nourrissent la pratique du peintre espagnol, qui les observe régulièrement et les citent parfois directement dans ses tableaux ; c’est d’ailleurs ce que la prochaine œuvre commentée - le Vieil homme assis, peint en 1970-71-, vous montrera.  

Vieil homme assis

Avec son Vieil homme assis, Picasso rend un hommage aux peintres qu’il appréciait particulièrement. A travers cette œuvre tardive, ce sont trois artistes que Picasso convoque ; Van Gogh, Matisse et Renoir. Cet hommage se lit tant dans le style de la peinture, que dans son contenu, car certains motifs sont parfois des citations directes d’autres œuvres. Au premier regard, les couleurs vives et la touche rapide nous interpellent ; ce sont là des évocations de la manière de peindre très expressive de Vincent Van Gogh. Le chapeau de paille du vieil homme rappelle également les autoportraits du peintre néerlandais.

Observez maintenant le détail du fauteuil à droite ; il s’agit d’une citation d’un tableau d’Henri Matisse, Blouse Roumaine, qu’il peint en 1940. Dans cette huile sur toile, aujourd’hui conservée au centre Pompidou, Matisse représente une femme assise, qui porte une blouse brodée aux manches bouffantes. L’accoudoir du fauteuil dans le tableau de Picasso fait justement écho à la forme arrondie de ces manches. Enfin, le moignon du bras gauche est une référence à Auguste Renoir. En effet, Picasso possédait une photographie de ce dernier, sur laquelle sa main apparaît déformée par l’arthrose.

Lorsqu’il peint son Vieil homme assis, Picasso est âgé de plus de 90 ans. Malgré tout, il continue à produire énormément. Son exposition posthume, donnée à Avignon en 1973, rassemble ainsi plus de 150 nouvelles œuvres réalisées en moins de deux années, entre 1970 et 1972. Dans ses dernières créations, l’artiste s’intéresse essentiellement à la figure humaine, dans des couleurs tranchées et saturées, avec une matière riche et un geste libéré. Certains critiques de l’époque ne comprennent pas cette nouvelle manière de peindre. Moins de dix ans plus tard pourtant, de jeunes artistes vont regarder ces œuvres tardives et s’en inspirer dans leurs propres créations. En 1981, Picasso est ainsi intégré à une exposition de la Royal Academy de Londres, intitulée « A New Spirit in Painting », dans laquelle ses œuvres côtoient celles de peintres tels que Georg Baselitz, Sigmar Polke, ou encore Gerhard Richter. 

Après Picasso

Dans cette dernière salle du parcours, Sébastien Delot, directeur des collections du Musée Picasso-Paris, revient sur la postérité artistique et culturelle de Picasso, dont la pratique est difficile à résumer :

« Picasso en effet est un artiste pluriel. C’est un artiste aux multiples facettes. […] C’est un artiste qui a œuvré en utilisant différents médiums, que ce soit la peinture, que ce soit la sculpture, a collaboré aussi avec des musiciens, avec des danseurs -a lui-même écrit de la poésie-, avec des réalisateurs, avec des photographes, bref ; toutes les techniques du 20e siècle sont passées entre ses mains. Donc Picasso est un incontournable ; un jour ou l’autre, notre chemin est amené à croiser l’œuvre de Pablo Picasso. […] Et les artistes contemporains ne peuvent pas échapper, je dirais, à l’aura de Pablo Picasso. Pablo Picasso interpelle, dérange, surprend, provoque, et donc ne laisse pas indifférent. Et je crois que c’est une grande force de l’art ; de susciter curiosité, intérêt, intelligence et émotion. Et Picasso est un de ces grands artistes qui permet de rassembler toutes ces qualités. […] Et les artistes contemporains, […] donc, se nourrissent de manière très directe de ce travail, ou alors, de manière plus oblique, évoquent Picasso dans son contexte culturel, et comme agitateur, je dirais, à la fois de formes, de fond et d’idées. […] Donc Picasso a l’art de surprendre et d’être là où on ne l’attend pas. Et c’est, je crois, ce rapport entre, être au centre de l’action, et être toujours un pas de côté, qui fait la force de l’œuvre de Picasso. »  

L’Hôtel Salé et son histoire

Le Musée national Picasso-Paris prend place dans un lieu exceptionnel ; l’hôtel Salé. Vous aurez l’occasion d’admirer les volumes et les perspectives qui structurent cet édifice, bâti durant la seconde moitié du 17e siècle, durant votre visite. On doit sa construction à Pierre Aubert de Fontenay, un protégé du célèbre surintendant des finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet. Aubert était percepteur des gabelles, ce qui signifie qu’il percevait, au nom du roi, l’impôt sur le sel. Du sel à Salé, il n’y a qu’un pas ; et c’est ainsi que l’Hôtel a acquis son nom.

Édifié dans le quartier du Marais par un architecte alors inconnu, Jean Boulier de Bourges, l’Hôtel Salé est typique de l’architecture Mazarine, qui mêle influences classiques et baroques. L’escalier d’honneur de l’hôtel Salé est l’un des éléments les plus remarquables du bâtiment. Il a été conçu sur le modèle de celui de Michel-Ange à la Bibliothèque Laurentienne, à Florence. Celui-ci multiplie les effets de perspective et les vues plongeantes. Observez-le attentivement : remarquez son ambitieux décor sculpté en stuc, composé d’aigles tenant le foudre, de génies aux guirlandes, de pilastres corinthiens, ou encore de divinités diverses. Le Musée national Picasso-Paris est le dernier « occupant » de l’Hôtel, qui a connu milles vies par le passé ; au 18e siècle, l’ambassadeur de Venise logeait ici, tandis qu’au 20e siècle, on trouvait en ces murs un artisan ferronnier. Plus tard encore, l’Hôtel Salé abritait l’École Centrale. Lorsqu’il fut classé Monument Historique en 1968, rien ne subsistait de ses aménagements d’origine. L'hôtel fut alors restauré, retrouvant la plupart de ses volumes initiaux ; avant d’être finalement aménagé en musée par Roland Simounet.

Diego Giacometti au Musée Picasso

Près du grand escalier, dans le vestibule, ou encore dans le salon de Jupiter, vous aurez l’occasion d’admirer des pièces de mobilier commandées à l’artiste Diego Giacometti par le Centre National des Arts Plastiques à l’occasion de l’ouverture du musée Picasso, en 1985. En tout, ce sont près de 50 pièces qui constituent cet ensemble exceptionnel. Celui-ci comprend des bancs, des chaises, des torchères, des tables, mais aussi des plafonniers et des lustres. Les meubles d’assise ont la particularité d’être réalisés en bronze, tandis que les luminaires sont en bronze ou en résine. Sur le plan décoratif, ces éléments de mobilier convoquent l’univers de Diego Giacometti, frère du peintre et sculpteur Alberto Giacometti ; on y retrouve son goût pour l’art antique et ses formes simples, mais aussi quelques touches de fantaisie, à l’image du bestiaire et de la flore qui peuple certains des plafonniers. Vous pourrez ainsi déceler la présence d’une chouette sur une lanterne, ou de quelques feuilles terminant les branches d’un luminaire.