1. La période Olga
Olga Khokhlova (1891 – 1955), première épouse de l’artiste, a vécu auprès de Pablo Picasso de 1917 à 1935. Modèle privilégié de l’artiste dès leur rencontre, elle est la figure féminine la plus représentée par le peintre dès la fin des années 1910, et occupe une place primordiale au début des années 1920.
Miroir de l’évolution de leurs relations conjugales, qui se distendent dès 1924 (année du « Manifeste du surréalisme »), la représentation d’Olga se transforme dans l’œuvre de Picasso au milieu des années 1920. Sa présence se fait plus distante, moins évidente, mais imprègne véritablement la production de l’artiste jusqu’en 1935, année de leur séparation, et même au-delà.
Cette exposition, la première exclusivement consacrée à la figure d’Olga, marque le centenaire de la rencontre du couple. À la lueur d’une importante sélection d’archives personnelles, pour certaines inédites, elle propose de reconsidérer la « période Olga » et les œuvres qui la composent en contextualisant leur création, et en mettant en évidence l’écart qui existe parfois entre le modèle et son image dans l’œuvre de Picasso.
2. Mélancolie
Quand Olga rencontre Pablo Picasso en 1917, le pays qu’elle a quitté quelques années plus tôt pour rejoindre la troupe de Serge de Diaghilev traverse des événements historiques majeurs : révolution de février qui fait abdiquer le Tsar Nicolas II, puis d’octobre qui renverse le gouvernement provisoire récemment mis en place et ouvre plusieurs années de guerre civile. La jeune ballerine perd tout contact avec ses proches entre octobre 1917 et 1920, mais quand leur correspondance reprend enfin, les nouvelles de sa mère Lydia et de sa sœur Nina sont alarmantes. Alors que son père et ses frères rejoignent, aux rangs de colonel et d’officiers, les forces contre-révolutionnaires, la mise en place de la nouvelle société soviétique plonge soudainement sa famille dans la précarité. Olga est alors omniprésente dans le travail de Picasso. Les nombreux portraits à la facture classique que l’artiste exécute de son épouse la dépeignent de façon presque canonique, statique et pensive. Son regard fixe, et le plus souvent absent, est peut-être la manifestation de son inquiétude pour les siens. Picasso cerne parfaitement toute l’ambiguïté de cette femme dont la beauté, exaltée par l’expressivité d’une ligne ingresque ou la rondeur d’un volume antiquisant, est baignée d’une douce et profonde mélancolie, reflet de sa situation tragique et de son impuissance face aux drames que doit traverser sa famille.
3. Histoire d’une vie
Peu après le décès d’Olga en 1955, son fils Paul récupère sa malle-cabine personnelle, frappée de ses initiales : c’est l’un des objets majeurs, et magiques, par lequel s’opère le dévoilement de l’histoire d’une vie longtemps restée mal connue. À travers son contenu – lettres en français et en russe, photographies anciennes, ou encore objets divers tels que chaussons de danse, tutus, crucifix ou éphémérides – se dessine le destin extraordinaire d’une femme qui a quitté sa famille en 1915 sans savoir qu’elle ne la reverrait plus. Complétée par un ensemble d’archives et d’œuvres de Pablo Picasso, cette salle évoque plus particulièrement la carrière de danseuse d’Olga, entrée dans les Ballets russes en 1911, sa rencontre avec Picasso à Rome en février 1917, à l’occasion de la préparation du ballet « Parade », et leur mariage en juillet 1918, à l’église orthodoxe russe Saint-Alexandre-Nevsky, de la rue Daru à Paris, qui devient, dès 1917, un des principaux lieux de rassemblement de la communauté russe blanche émigrée.
4. Changement de décor
Alors que la Russie est traversée par une grave crise économique et alimentaire qui affecte durement la famille d’Olga, les jeunes époux connaissent une ascension sociale fulgurante correspondant à la reconnaissance accrue de l’œuvre de Pablo Picasso. Le cercle amical du couple, ainsi que leurs différents lieux de vie et de villégiature, comme l’appartement de la rue La Boétie à Paris à partir de 1918, la villa de Juans-les-Pins, ou plus tard le château de Boisgeloup qu’ils acquièrent en 1930, témoignent de ce nouvel environnement social. La bohême de Montmartre, incarnée notamment par Max Jacob et Guillaume Apollinaire, laisse place à l’intelligentsia de l’après-guerre, actrice d’une modernité inédite. De nouvelles figures gravitent dans l’entourage immédiat des Picasso : Eugenia Errazuriz, riche Chilienne qui organisa les premières rencontres de Picasso avec Serge de Diaghilev, mais aussi Igor Stravinski, Jean Cocteau, ou encore le comte Étienne de Beaumont, bien connu pour l’organisation régulière de grandes réceptions qu’affectionnait Olga.
5. Maternité
Avec la naissance du premier et unique enfant du couple, Paul, le 4 février 1921, Olga devient l’inspiratrice de nombreuses scènes de maternité, compositions empreintes d’une douceur inédite chez Pablo Picasso. Les scènes familiales témoignent d’une sérénité qui s’épanouit notamment dans des figures atemporelles qui coïncident avec une nouvelle attention pour l’Antiquité et la Renaissance que Picasso redécouvre avec Olga en Italie en 1917, et qui se trouve ranimée par un séjour estival à Fontainebleau en 1921. Cette maternité soude les époux, mais n’enlève rien à la mélancolie latente d’Olga qui se trouve continuellement tiraillée entre les joies de sa vie quotidienne et les peines évidentes qu’elle éprouve en lisant le flot de nouvelles qui lui parvient de sa famille, dont le sort va de mal en pis.
6. Paul
L’arrivée de Paul dans la vie du couple se traduit par un nouveau train de vie, incluant nurse, cuisinière et chauffeur. Paul est l’objet de toutes les attentions d’Olga. Leur grande complicité transparaît dans de nombreuses photographies et films. Paul fait aussi la fierté de son père. Pablo lui consacre plusieurs portraits dans lesquels il revendique cette filiation, lui transmettant, notamment, le costume d’Arlequin, ce personnage de la commedia dell’arte auquel il s’est lui-même identifié dans sa jeunesse durant la période rose. Dans un autre portrait, il choisit de représenter son petit garçon dessinant, tentant peut-être d’y retrouver les sensations qu’il a pu éprouver dans son enfance de fils de peintre, lui aussi. Paul ne connaît pas ses aïeux russes, desquels il reçoit pourtant de la correspondance. Les échanges entre les deux familles se maintiennent, les Picasso leur apportant leur soutien par l’envoi régulier d’argent, parfois même de quelques œuvres de Pablo, dont un cheval sans doute proche d’un découpage réalisé à la même époque pour Paul.
7. Métamorphose
L’année 1925 signe probablement la prise de conscience par Pablo Picasso de la fin de son mariage avec Olga. En avril, il se rend avec elle à Monte Carlo rejoindre Serge de Diaghilev et multiplie alors les dessins de danseurs au travail. Ce voyage aggrave sans doute l’amertume d’Olga qui, pour des raisons de santé, a renoncé quelques années plus tôt à sa carrière de danseuse. Dès lors, et jusqu’au milieu des années 1930, la figure de l’épouse se métamorphose dans la peinture de Picasso. En 1929, dans le « Grand Nu au fauteuil rouge », Olga n’est plus que douleur, forme molle et monstrueuse dont la violence expressive traduit la nature de la crise conjugale traversée par le couple. En 1931, c’est manifestement une autre femme qui occupe le fauteuil rouge. Le visage est encore indéfini, en partie effacé, mais la rondeur et la sensualité des formes du corps ne laissent aucun doute sur l’existence d’une nouvelle muse dans l’œuvre de l’artiste.
8. À l’écran
Contrepoints manifestes des représentations d’Olga dans l’œuvre peint, dessiné ou gravé, les films tournés par le couple dans leur vie privée – dans leur appartement de la rue La Boétie, en vacances à Dinard, Cannes et Juan-les-Pins, ou dans le parc de Boisgeloup – révèlent un tout autre visage de Madame Picasso : on y découvre une femme en mouvement, extravertie et souriante, qui capte la lumière et cherche à séduire l’œil de la caméra. Cette facette d’Olga que nous montre ici Pablo Picasso est le versant secret, plus libre et spontané de la vie intime d’un artiste visiblement séduit par la magie du film et ses ressorts dramatiques. Quelle que soit la finalité de ces documents, le film est, au début des années 1930, le lieu d’une mise en scène dans laquelle Olga occupe le premier rôle et semble renouer, de bon cœur, avec un certain goût pour la comédie.
9. Baigneuses
La rencontre, en 1927, de Marie-Thérèse Walter et Pablo Picasso, dont elle devient la maîtresse, accentue encore la crise traversée par le couple. Bien que la relation des amants demeure secrète, notamment en raison de la jeunesse de Marie-Thérèse, elle rejaillit explicitement dans la peinture de Pablo. De la même manière qu’Olga apparaît en filigrane de nombreuses figures surréalisantes, le plus souvent inquiétantes et brutales, Marie-Thérèse est l’inspiratrice d’une série de « Baigneuses » exécutées à Dinard, petite station balnéaire bretonne où la famille – et Marie-Thérèse clandestinement – séjourne quelques semaines en 1928 et 1929. Tandis qu’Olga est dépeinte dans des tonalités sourdes, grisâtres, et avec des formes pesantes et acérées, Marie-Thérèse est au contraire représentée dans une palette plus fraîche et dans des postures aériennes, souvent très érotiques, qui disent bien toute l’énergie et la joie qu’elle inspire à l’artiste.
10. Cirque
Thèmes majeurs de la période rose, le cirque et les saltimbanques réapparaissent dans l’œuvre de Pablo Picasso au début des années 1920, puis des années 1930. Probablement réactivée par la naissance de Paul, la représentation du cirque en 1922, qui était dès 1905 associée au cycle de la paternité d’Arlequin (double de l’artiste), continue de développer une iconographie élargie du monde du spectacle. Picasso ne s’intéresse pas tant à la scène qu’à ses à-côtés, à cette vie d’errance, marginale, avec ses femmes allaitant, ses funambules au repos et ses figures se coiffant. Comme auparavant, Picasso continue de mélanger les sources de la commedia dell’arte avec le monde circassien, transposant sa vie privée dans le registre du théâtre. En 1930, ce sont les prouesses acrobatiques qui retiennent son attention, et les libertés anatomiques qu’elles autorisent.
11. Atelier
Traversé par une écriture picturale unitaire, toute en arabesque, « Peintre et modèle » propose une vision de l’atelier dans laquelle l’artiste, le modèle et le tableau sont indissociablement liés et interdépendants. Il en va de même dans la réalité. Si Olga est omniprésente dans les portraits de la période dite classique et que son visage disparaît peu à peu de la peinture de Pablo Picasso, elle n’est pas pour autant absente de l’œuvre de son mari après 1925. Son image idéalisée et mélancolique laisse place à des représentations féminines aux déformations radicales, souvent saisies dans des attitudes violentes ou agressives. Olga hante véritablement la peinture de Picasso et envahit l’espace, pourtant refuge, de l’atelier. Son image se mue en une femme menaçante, monstrueuse, nez pointu comme un poignard, toutes dents dehors. Elle recouvre même, dans plusieurs toiles et dessins, l’autoportrait de profil de Picasso, manifestant ainsi l’emprise qu’elle conserve sur l’homme et sur l’artiste. Le « Baiser » de 1931, réunissant une figure aux yeux clos, abandonnée, et un personnage au regard qui se détourne, est le symbole du déclin et de l’ambiguïté de cette relation amoureuse qui cannibalise les rapports du couple.
12. Crucifixions et corridas
Thématiques puissantes et centrales de l’œuvre de Pablo Picasso au tournant des années 1930, la corrida et la crucifixion, au-delà de leur symbolique propre, sont intimement liées à la vie personnelle de l’artiste. On reconnaît notamment dans la femme torero le visage de Marie-Thérèse Walter, tandis que certaines formes organiques et menaçantes de la Crucifixion se rapprochent, par leur traitement stylistique, des représentations d’Olga telles qu’elles apparaissent à la même époque, particulièrement dans certaines baigneuses minérales. Parfois réduite à la lutte entre le taureau et le cheval, la corrida, en évacuant le torero, renforce la violence de l’affrontement de deux entités qui, par extension, peuvent être interprétées comme le masculin et le féminin, Pablo et Olga. Picasso s’empare là encore d’une iconographie traditionnelle pour la revisiter sous le prisme de son histoire personnelle. Sa vie intime influe sur son travail et donne à ses œuvres une dimension tragique qui est tout à la fois le reflet d’une époque historique troublée et d’une expérience de vie maritale qu’il vit de plus en plus comme une mise à l’épreuve douloureuse, dont corridas et crucifixions offrent de poignantes métaphores.
13. Eros et Thanatos
Figure par excellence de la réunion des pulsions de vie et de mort, le Minotaure, nouvel alter ego de Pablo Picasso, symbolise la complexité et l’ambivalence des relations que l’artiste entretient avec les femmes au tournant des années 1930. Partagé entre sa passion pour Marie-Thérèse, qui donne naissance à une fille – Maya – en septembre 1935, et son devoir d’époux d’Olga, Picasso transpose son histoire personnelle dans la mythologie ancienne. La violence des rapports amoureux, l’impétuosité du désir sont incarnés dans des représentations de rapt, scènes inspirées par une antiquité dionysiaque. Picasso va même jusqu’à créer sa propre mythologie personnelle, fusionnant plusieurs sources iconographiques (corrida, crucifixion et Minotaure) dans la célèbre « Minotauromachie », fable tragique cristallisant la crise profonde qu’il traverse alors et qui se traduit par un arrêt temporaire de la peinture en 1935. À partir de cette année-là, qui marque la séparation définitive des époux, la présence d’Olga dans l’œuvre se fait à la fois plus discrète et apaisée, reflet de la solitude et de la souffrance d’une femme qui continuera d’écrire quotidiennement à celui qui restera – au regard de la loi – son mari jusqu’à sa mort en 1955.
14. Olga Forever
Artiste italien né à Brescia en 1971, Francesco Vezzoli est depuis toujours fasciné par les icônes culturelles, actrices, danseuses, chanteuses. Son travail intègre des images de stars et interroge la manière dont la gloire ou le talent peuvent altérer l’identité. Il révèle aussi l’écart existant parfois entre l’image publique et la réalité intime. Exécutée en 2012, « Olga Forever » se compose d’une suite de dix-neuf portraits d’Olga Picasso réalisés d’après des photographies choisies dans les archives privées de la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte (FABA). Agrandis et retravaillés par les techniques du collage ou de la broderie, qui viennent surajouter des motifs de larmes ou des personnages des Ballets russes, ces portraits sont une matérialisation de la souffrance de cette femme, pourtant riche et célèbre. « Olga pleure tous les ballets qu’elle n’a pas dansés par amour pour Picasso, explique Vezzoli. Par ce travail, je rends hommage à Olga, une femme qui incarne ma sensibilité et mes obsessions. »