1. « LE CHEF-D'OEUVRE INCONNU »
Atteindre la beauté idéale, le chef-d’œuvre absolu : voici le rêve que le peintre Frenhofer, héros du « Chef-d’œuvre inconnu » d'Honoré de Balzac, poursuit en vain. Publié pour la première fois en 1831, l'ouvrage est illustré un siècle plus tard par Pablo Picasso, à la demande du marchand Ambroise Vollard. Le thème du peintre et son modèle auquel l'artiste se consacre alors illustre la quête d'un idéal qui mènera Frenhofer à la mort : faire du portrait l'expression d'une âme, accéder à la perfection à travers l'œuvre d'art. La mise en scène de l'artiste au travail traverse tout l'œuvre de Picasso. Ses nombreux autoportraits, seul ou en compagnie du modèle, constituent autant de réflexions sur la création. Artiste parmi les plus prolifiques du XXe siècle, toujours à la recherche de nouveaux modes d'expression, Picasso consacre sa vie à une quête proche de celle de Frenhofer. À travers une sélection d'œuvres essentielles, jalons de la création picassienne, l'exposition « Picasso. Chefs-d’œuvre ! » revient sur cette histoire. Des conditions de la création jusqu'à l'influence de la réception critique, le parcours met en lumière les événements qui ont contribué à ériger chaque œuvre au rang d'icône. Tout au long du XXe siècle, de la tradition académique aux révolutions modernes, les quêtes obstinées de l'artiste espagnol ont radicalement redéfini les contours de la notion de chef-d’œuvre.
2. SCIENCE ET CHARITÉ
« Science et Charité » fait partie des rares œuvres que l'artiste a conservées de sa jeunesse, avant d'en faire don en 1970 au Museu Picasso de Barcelone. À la faveur des liens étroits qui unissent cette institution et le Musée national Picasso-Paris, l'œuvre est aujourd'hui montrée pour la première fois à Paris. Picasso n'a que seize ans lorsqu'il peint « Science et Charité ». Etudiant à la Llotja, l'école des Beaux-Arts de Barcelone, il fait le choix d'un thème en vogue dans les salons de peinture et chez les tenants du réalisme social : la visite au malade. Aux modèles académiques, l'artiste mêle les images de son quotidien. Son père sert de modèle au médecin, et le sujet fait écho à un drame personnel : la mort de sa jeune sœur Conchita en 1895. Envoyée à l'Exposition générale des Beaux-Arts de Madrid, l'œuvre reçoit la mention honorable avant de remporter la médaille d'or de l'Exposition provinciale de Malaga. Elle incarne l'incroyable maîtrise technique dont fait preuve le jeune Picasso.
3. « LES DEMOISELLES D'AVIGNON »
« Ta peinture, c'est comme si tu voulais nous faire manger de l'étoupe ou boire du pétrole » : tels sont les mots de Georges Braque lorsqu'il découvre Les Demoiselles d'Avignon en 1907. De sa création jusqu'à son exposition au Salon d'Antin à Paris en 1916, l'œuvre suscite alternativement l'indifférence, l'incompréhension ou le rejet. Toile emblématique des révolutions picturales opérées au XXe siècle, « Les Demoiselles d'Avignon » constituent l'acte de naissance du cubisme. Jacques Doucet l'achète en 1924 sur les conseils du poète André Breton, alors un des rares à percevoir dans cette acquisition un événement majeur ; mais à la mort du couturier, l'œuvre retourne sur le marché de l'art. Elle entre dans les collections du Museum of Modern Art de New York en 1939 : la reconnaissance institutionnelle érige la peinture au rang de chef-d’œuvre de la modernité, plus de trente ans après sa création. « Les Demoiselles d'Avignon » ne voyagent plus. Les nombreuses études qui éclairent la genèse de l'œuvre ont été conservées par l'artiste tout au long de sa vie ; elles sont aujourd'hui des icônes du Musée national Picasso-Paris.
4. « LES ARLEQUINS »
Double nostalgique de l'artiste, la figure de l'Arlequin traverse tout l'œuvre de Pablo Picasso. En 1923, dans le contexte du « Retour à l'ordre », elle incarne l'idéal classique que Picasso investit plus particulièrement dans le genre du portrait. Le thème, apprécié notamment par le marchand Paul Rosenberg, gagne rapidement les faveurs du monde de l'art jusqu'à susciter, en 1967, une levée de fonds citoyenne lorsque la ville de Bâle acquiert l'Arlequin assis. Pour ces Arlequins, Picasso choisit les traits du peintre espagnol Jacinto Salvadó (1892-1983). D'une œuvre à l'autre, le modèle conserve son costume et ses poses empreintes d'une même mélancolie. Picasso répète et remanie un même motif, dans un travail sur la série.
5. « LES BAIGNEUSES »
Le 8 février 1937, Malaga, la ville natale de Picasso, est prise par les troupes nationalistes. En l'espace de quelques jours, les 10, 12 et 18 février, Picasso peint trois inquiétantes scènes de plage où dominent de monumentales baigneuses. Il déforme les corps et fait le choix d'une palette minérale. Les paysages sont réduits à quelques traits. Toute l'attention se concentre sur ces figures monstrueuses, nourries par les dialogues que Picasso entretient avec les surréalistes Man Ray, Paul Éluard ou Dora Maar, avec qui il passe les étés 1936-1937. Longtemps conservées en collections privées, ces trois œuvres ont été peu exposées. Constituant une véritable série de chefs-d’œuvre, elles sont réunies pour la première fois en France à l'occasion de cette exposition, grâce à un partenariat entre la Fondation Peggy Guggenheim à Venise, le Musée des Beaux-Arts de Lyon et le Musée national Picasso-Paris
6. « FEMMES À LEUR TOILETTE »
« Les Femmes à leur toilette », collage monumental réalisé pendant l'hiver 1937- 1938, est aujourd'hui présenté pour la première fois depuis sa restauration en 2018. Choisissant le thème traditionnel de la coiffure, Picasso met en scène trois femmes à leur toilette, évocations des compagnes qui se succèdent alors à ses côtés. Les images d'Olga Picasso, Marie-Thérèse Walter et Dora Maar hantent la composition de ce carton de tapisserie, le seul jamais conçu par l'artiste, qu'il garde tout au long de sa vie. Exécutée dans l'Atelier des Grands-Augustins à Paris, l'œuvre est un écho direct à la création de Guernica, quelques mois plus tôt. Picasso reprend l'idée d'un très grand format et assemble sur sa toile une multitude de papiers découpés, aux motifs variés. L'artiste, qui avait renoncé à l'idée d'inclure des éléments de papiers peints dans Guernica au début de l'année, laisse ici libre cours à ce procédé inspiré des recherches cubistes sur les papiers collés. Les Femmes à leur toilette incarnent les révolutions plastiques que Picasso orchestre tout au long de sa vie et constitue l'un des chefs-d’œuvre du Musée national Picasso-Paris.
7. « LA DANSE »
Au printemps 1925, Picasso et son épouse Olga rejoignent la compagnie des Ballets Russes à Monte Carlo. L'intérêt de Picasso pour la danse, constant depuis sa participation au ballet « Parade » en 1917, se manifeste ici dans une inquiétante ronde, écho à la mort de son ami le peintre Ramon Pichot. Si chaque personnage est traité selon un langage plastique propre, l'influence du surréalisme se lit dans la déformation des corps comme dans la composition évoquant une crucifixion, thème privilégié du groupe. Exposée en 1939 avec « Guernica » au Museum of Modern Art de New York, « La Danse » reste la propriété de Picasso, qui refuse de s'en défaire malgré le fervent intérêt des collectionneurs, pendant quarante ans. Elle est finalement acquise par la Tate Gallery à Londres en 1965, cinq ans après la grande rétrospective que l'institution consacre à l'artiste. Présenté au Grand Palais en 1966, dans l'exposition « Hommage à Pablo Picasso », ce chef-d’œuvre des collections britanniques fait aujourd'hui l'objet d'un prêt exceptionnel de la part de la Tate.
8. « LE FAUCHEUR »
En 1943, Picasso fait le choix de l'assemblage pour sculpter la version originale en plâtre du Faucheur, dont le visage est l'empreinte d'un moule à pâtés de sable. Par-delà ce jeu sur les objets du quotidien, André Malraux verra dans le tirage en bronze un véritable chef-d’œuvre, l'incarnation même du « geste de la mort ». Le 19 novembre 1966, alors qu'il inaugure l'exposition « Hommage à Picasso » présentée au Grand et au Petit Palais, il émet le souhait, jamais réalisé, d'en produire un agrandissement monumental dédié à Charles Baudelaire. En 1968, sous l'impulsion de Malraux, la loi sur la dation d'œuvres d'art en paiement des droits de succession est instituée. Onze ans plus tard, Le Faucheur entre dans les collections nationales grâce à la dation consentie à l'État par les héritiers de Picasso. Il est aujourd'hui présenté au cœur de l'hôtel Salé.
9. OBJETS
Papiers découpés, fils de fer ou capsules : les pièces présentées dans cette salle offrent un nouveau regard sur la création picassienne. En quelques gestes, l'artiste transforme des objets du quotidien en œuvres d'art, entre humour et poésie. Ainsi, la majestueuse « Vénus du gaz » est le résultat d'un détournement de la part de l'artiste qui positionne à la verticale le brûleur d'un fourneau à gaz. La plupart de ces objets sont conservés par Dora Maar, photographe surréaliste qui partage la vie de Picasso dès 1936. A la demande de l'artiste espagnol, Brassaï les photographie. Puis en 1949, le marchand d'art Daniel Henry Kahnweiler les intègre dans son ouvrage « Les Sculptures de Picasso ». Lors de la vente publique de la collection Dora Maar en 1998, ces objets suscitent un grand enthousiasme : la renommée de Picasso contribue à son tour à forger leur statut d'œuvres iconiques, éclairant la notion de chef-d’œuvre d'un jour nouveau.
10. JOSEP PALAU I FABRE
« Mirar la producción de Picasso, descubrir su obra, tiene que generar siempre, una euforia benefactora, porque él es, por encima de todo, vital » (Josep Palau i Fabre, Barcelone, 16 février 2003) « Estimat Picasso » (« Cher Picasso ») : tel est le titre d'un ouvrage écrit par Josep Palau i Fabre (1917-2008), poète et écrivain catalan, qui se lie d'amitié avec l'artiste au cours des années 1960. Il consacre plus de vingt ouvrages à Picasso et lui réserve une place de choix dans sa collection, aujourd'hui conservée par la Fundació Palau à Caldes d'Estrac, dans la province de Barcelone. Au sein de cet ensemble, les nombreuses dédicaces que Picasso adresse à Palau i Fabre témoignent des liens étroits qui ont uni l'artiste et le biographe. L'écrivain, par ses travaux comme par sa collection, permet une double lecture de l'œuvre de Picasso : auteur d'une œuvre scientifique et littéraire qui érige l'artiste espagnol en génie du XXe siècle, il laisse aussi entrevoir une conception du chef-d’œuvre privée et quotidienne, comme en témoigne le théâtre de marionnettes réalisé par Picasso pour sa fille Maya en 1942, présenté dans cette salle.
11. SCULPTURES
À Cannes, Picasso s'amuse de la disposition de ses sculptures dans le jardin de la villa La Californie, qu'il acquiert en 1955. Les photographies de David Douglas Duncan sont les témoins de ces mises en scène, alors réservées aux visiteurs de l'atelier. Les sculptures, prétextes à toutes les expérimentations techniques, sont aussi des œuvres de l'intime ; en témoigne le Petit cheval que l'artiste espagnol crée pour son petit-fils Bernard Ruiz-Picasso, à partir de pieds de table. Ce n'est qu'en 1966 que le grand public découvre la richesse de l'œuvre sculpté de Picasso, lors de l'exposition « Hommage à Pablo Picasso » organisée au Grand et au Petit Palais par Jean Leymarie. Témoignant d'une immense variété de sujets, de matériaux et de techniques, 196 sculptures sont présentées. L'évènement suscite un grand enthousiasme : les sculptures de Picasso, longtemps restées dans l'ombre des ateliers, acquièrent à leur tour le statut public de chef-d’œuvre.
12. « LA CHÈVRE »
Du printemps 2017 au printemps 2019, le Musée national Picasso-Paris initie une manifestation culturelle internationale qui réunit plus de 60 institutions sous le titre « Picasso-Méditerranée ». Au cœur de ces échanges, le Musée Picasso d'Antibes dialogue aujourd'hui avec le musée parisien grâce au prêt d'un de ses chefs-d’œuvre. Pendant l'été 1946, Picasso séjourne à Golfe-Juan, près d'Antibes. Romuald Dor de la Souchère lui propose alors d'installer son atelier dans le musée Grimaldi, dont il est directeur. L'artiste y travaille entre septembre et novembre et, à son départ, laisse 23 peintures et 44 dessins en dépôt à la ville. Vingt ans plus tard, le château Grimaldi devient le premier musée consacré à l'artiste en France, contribuant à sa renommée. Parmi les œuvres réalisées à Antibes, « La Chèvre » représente en majesté un animal clé du bestiaire picassien. Comme inachevé, entre peinture et dessin, le corps de la bête conjugue le dessin réaliste et les géométrisations cubistes. Au-delà du chef-d’œuvre unique, la chèvre comme motif, peuplant les paysages de bacchanales et symbole des années dans le Sud de la France, devient un des emblèmes de la création picassienne
13. LITHOGRAPHIES
La collaboration entre Picasso et le lithographe Fernand Mourlot débute en 1945 à Paris, dans l'imprimerie de la rue Chabrol. De leurs dialogues nait la célèbre Colombe qui, repérée par le poète Aragon en 1949, devient un symbole de paix tiré à plusieurs millions d'exemplaires et diffusé dans le monde entier. Dans l'atelier de l'imprimeur, les collaborations se multiplient. En 1948, Mourlot réalise l'impression des 215 planches de Picasso pour « Le Chant des morts » de Pierre Reverdy, chef-d’œuvre du livre illustré. Les deux hommes poussent au plus loin les possibilités de la technique et explorent d'une manière inédite le domaine de l'affiche d'art. Les pierres lithographiques auxquelles les deux hommes ont travaillé, à la fois outils et souvenirs de ces expérimentations, sont aujourd'hui présentées pour la première fois. En 1970, Fernand Mourlot édite le catalogue « Picasso lithographe ». L'ouvrage révèle la profusion des recherches de Picasso autour de l'estampe et la virtuosité dont il fait preuve dans l'art du multiple ; l'image imprimée intègre, à son tour, le rang des chefs-d’œuvre.
14. AVIGNON
De mai à octobre 1970 à Avignon, le Palais des Papes consacre une première exposition à Picasso. Conçu par l'éditeur Christian Zervos et son épouse Yvonne, qui décède quelques mois avant l'ouverture, le projet fait l'inventaire des dernières productions de l'artiste réalisées entre 1969 et 1970. Le 23 mai 1973, Jacqueline Roque inaugure une nouvelle exposition « Picasso 1970-1972 » au Palais des Papes, un mois après la mort de l'artiste. Les œuvres exposées suscitent à leur tour des critiques virulentes, jusqu'à être qualifiées de « gribouillages ». Dans les années 1980, les dernières peintures de Picasso font l'objet de nouvelles interprétations ; mises en regard avec les créations d'artistes comme Francis Bacon ou David Hockney, elles sont réévaluées par les historiens de l'art.
15. EPILOGUE
Pour l'écrivain et historien de l'art Pierre Daix, Rembrandt et Picasso sont unis par une « vieille intimité ». L'image de Rembrandt (1606-1669) traverse tout l'œuvre de l'artiste espagnol, depuis ses travaux autour du Chef-d’œuvre inconnu dans les années 1930 jusqu'aux estampes qu'il lui consacre à la fin de sa vie. À partir des années 1960, Picasso fait du motif des mousquetaires une citation directe de l’œuvre de Rembrandt. Sa pratique de la gravure, à laquelle il se consacre avec ferveur dans son dernier atelier, est nourrie par la référence constante au grand maître de la technique. A la fois figure tutélaire et rival par-delà les siècles, Rembrandt incarne aussi, chez Picasso, l'image même du génie créateur. Ses réflexions sur l'autoportrait, un genre qu'il pratique pendant toute sa vie et décline dans plus de 80 toiles, nourrissent les dernières œuvres de l'artiste espagnol. En 1972, quelques mois avant sa mort, Picasso rend, dans ses ultimes chefs-d’œuvre, un hommage au maître hollandais. Les deux artistes sont ici réunis, préfigurant l'exposition « Les Louvre de Picasso » au Louvre-Lens en 2020.